Salifou Lindou a pensé l’ensemble d'œuvres présentées dans Ligne de départ en ayant en tête les violences qui sévissent dans le nord-ouest du Cameroun. Il transpose ce conflit dans l’étude du passage de l’immobilité au mouvement.
Le concept de « ligne de départ » est utilisé en balistique pour décrire la trajectoire selon laquelle un projectile se met en mouvement. Ainsi, c’est sous ce titre que l’exposition personnelle de Salifou Lindou décompose et analyse les mouvements - physiques comme émotionnels - en prenant pour point d’ancrage le départ.
Les œuvres au pastel de Salifou Lindou apparaissent d’un enchevêtrement énergique et spontané de lignes et de traits. L’artiste met en avant la dualité qui régit l’humain. Entre force et faiblesse, entre immobilité et mouvement, entre paix et chaos, le conflit s’installe. Des combats internes, aux débats télévisés jusqu’à l’instabilité politique qui conduit à l’exode, le travail de Salifou Lindou parle et part du quotidien. Il est à la fois introspectif et nourri par son observation de la société. Salifou Lindou a pensé l’ensemble d'œuvres présentées dans Ligne de départ en ayant en tête les violences qui sévissent dans le nord-ouest du Cameroun. Il transpose ce conflit dans l’étude du passage de l’immobilité au mouvement. Il oppose le mutisme des formes jetées sur le papier à l’éloquence de leur gestuelle. Si le pastel est muet, il porte les voix du monde. Le conflit auquel Salifou Lindou s’attache n’est pas seulement géopolitique, il est universel. Au-delà d’un événement historique contemporain, il décrypte les mystères d’un être millénaire : l’humain.
Des lignes entremêlées émergent des figures humaines. D’apparence fragile, leur être tout entier est parcouru de lianes qui les enracinent. Ces hommes et ces femmes de chair et de sève semblent sur le point de bouger. Comme si un charme venait briser leur immobilité. Les lignes sinueuses et dansantes qui habitent l’environnement rappellent Van Gogh, clin d'œil à l’instabilité du monde et de l’être lui-même. Ici, l’apparence vaporeuse du pastel contraste avec le tracé net du feutre. Tout suggère l’idée de mouvement : la figure centrale, immobile, semble prête à basculer, à affronter son destin. Cette force qui l’habite transparaît à travers son uniforme de combattant : gants de boxe aux poings. Les autoportraits de Salifou Lindou sous les traits d’un boxeur illustrent ce combat interne entre force et raison ; tout comme ils sont la métaphore de sa propre force et de ses victoires quotidiennes. Ces combattants sont immobiles et laissent la place à leurs luttes internes. Contrairement à la théorie freudienne d’un inconscient qu’on ne pourrait contrôler, les personnages de Salifou Lindou, sont eux, maîtres d’eux-mêmes. Ils triomphent dans un environnement hostile. Cela explique alors la présence d'un unique combattant, qui apparaît antinomique de prime abord. Nul besoin d’adversaire lorsque la guerre qui se joue est intérieure.
Ce travail d’introspection ne coupe pas pour autant l’artiste du monde extérieur. Jouant sur l’antagonisme entre mouvement et immobilité, il met en parallèle l’énergie qui anime ses protagonistes avec le rythme de la ville. Tantôt présente à travers son dédale de rues et les voitures qui les arpentent ; tantôt remplacée par le confort d’un intérieur familier ; tantôt ponctuée d’éléments végétaux ; la ville est elle-même en proie à sa propre dualité : entre agitation et calme, entre présence et absence, préfigurant le départ comme un retour à la nature.
Salifou Lindou se pose en observateur de la société qui l’entoure et nourrit son imaginaire de scènes du quotidien. Il insuffle à ses personnages la même passion qui régit les êtres : des pronostics sportifs aux débats politiques. Ainsi, la série des politiciens, satire entamée en 2020 et que Salifou Lindou continue d’explorer depuis, s’amuse de leurs mimiques, de leurs gestes clownesques et de leur verve grandiloquente. L’artiste efface les distinctions entre ces hommes et ces femmes. Tous portent le même costume. Sont-ils des gangsters, des musiciens ou des prisonniers ? Les pastels malicieux de Salifou Lindou répondent : « Tout ça à la fois. » Les silhouettes blanches qui se détachent du papier noir marquent un tournant dans cette série emblématique. Plus que jamais cinématographique, elle incarne cette quête du mouvement et rappelle le cinéma de Charlie Chaplin. Aucun son ne s’échappe du papier lorsqu’on l’observe. Seule la gestuelle est perceptible. Et pourtant, les politiciens de Salifou Lindou font preuve d’une grande éloquence. Si bien que leurs paroles en deviennent audibles. La gestuelle donne vie au débat. Elle fait d’une image inanimée, un théâtre d’échanges et de discours. Fil d’Ariane dans son travail, Salifou Lindou met une fois de plus en scène la dualité. La gestuelle parlante est confrontée au dessin figé. La dynamique au sein de l'œuvre fait l'œuvre elle-même. Elle lui confère le sentiment d’être accomplie.
Finalement, si Salifou Lindou n’aborde pas frontalement le conflit camerounais, ce dernier imprègne l’ensemble des œuvres présentées dans Ligne de départ. La crise anglophone qui fait rage depuis 2017 au Cameroun méridional oppose les sécessionnistes au gouvernement camerounais. Les premiers réclament l’indépendance de la République auto-proclamée d’Ambazonie face à l’inactivité du second quant à répondre aux problèmes sociaux.
En consacrant une place centrale à la gestuelle, Salifou Lindou montre la contradiction entre acteurs passifs et actifs, souligne les combats intérieurs à l’humain et comment ce dernier se retrouve influencé par la société. Le travail de Salifou Lindou est à l’image de la vie : sensible aux événements extérieurs même s’il n’en parle pas directement. Il reflète la manière dont l’artiste perçoit les chocs environnants et comment il les extériorise à travers son art.