Qu’importe l’époque ou la géographie, les soulèvements dans le monde témoignent d’une certaine contestation du pouvoir, d’une rupture avec l’ordre établi, d’un besoin de changement en harmonie avec l’évolution des mentalités et de la société elle-même. En écho, l’art porte la voix de ces mouvements dans leur multiplicité.
À travers le regard de l’artiste nigérian John Madu et du peintre sénégalais Ousmane Niang, l’exposition Figures of Power regroupe et confronte deux langages picturaux très différents pour finalement suggérer plusieurs lectures du pouvoir. Les deux artistes font de leur art une arme. Tous deux s’approprient l’Histoire et prennent position. Alors que Ousmane Niang étudie les relations entre dominants et dominés, il n’en reste pas pour autant spectateur et suggère en toile de fond des solutions aux problèmes sociétaux. De même, John Madu renverse les clichés de domination traditionnels et lance un débat sur l’identité dans un contexte de mondialisation. Il s’éloigne des stéréotypes de genre, de classe et d’origine, pour mieux les déconstruire. Ainsi, chacun teinte son travail de sa propre définition du pouvoir et appelle à l’action.
L’art même d’Ousmane Niang incarne ces figures de pouvoir. À travers la distinction marquée entre les animaux anthropomorphes et les animaux sauvages ou domestiqués qu’il représente sur ses toiles, il illustre les questions de domination et de hiérarchie. Il détaille : « Les animaux qui sont humanisés : ce sont les dominants. C’est une incarnation du pouvoir. Les animaux qui restent animaux, sont quant à eux, les dominés. »
Il existe visuellement une séparation entre les forts et les faibles, entre ceux qui font l’action, ceux qui la subissent et ceux qui y sont confrontés mais n’y répondent pas. D’un tableau à l’autre, celui qui était alors faible et impuissant, se retrouve à son tour en position de force. Sur la toile, un jeu de rôle comme un jeu d’influence prennent place ; illustrant un combat pour le pouvoir.
C’est donc tout naturellement que Ousmane Niang s’intéresse depuis 2019 au traitement pictural des jeux dans l’art. Il découvre dès lors, la proposition sur papier de Barthélémy Toguo intitulée What’s your name? et réalisée entre 2004 et 2005. Ousmane Niang s’en écarte et crée la série Jeu de cartes. Ici, les figures, traditionnellement royales, sont remplacées par des animaux. Il explique : « J’ai voulu me détacher du motif de la carte à jouer traditionnelle. De là est apparue cette réinterprétation de sa composition. Ainsi, dans mes œuvres, les personnages s’extraient de la carte qui se retrouve en arrière plan. Ma démarche est politique et évoque les jeux de pouvoir. »
Si sur une carte, l’oiseau et le chat, debout et dotés de mains, se partagent un poisson sur une table jonchée de plumes, sur d’autres cartes, c’est un même corps que le poisson et l’oiseau partagent. Ils sont les têtes d’un seul et unique être drapé du manteau originellement porté par le Roi. Un poisson et un aigle remplacent l’épée quand une arête et une plume se substituent à la couleur de la carte. Ousmane Niang s’amuse avec les codes du jeu et les revisite. S’il inverse habilement les rôles, il ne choisit pas pour autant les protagonistes de ses fables par hasard. Ils sont utilisés pour ce qu’ils symbolisent et pour la signification que l’artiste projette sur eux. Alors que spirituellement, l’oiseau incarne nos aspirations les plus élevées, il est, pour Ousmane Niang, l’animal le plus libre pour sa capacité à voler, nager et marcher. Il est, en lui-même, une allégorie du pouvoir.
Outre les figures animales frappantes dans le travail de Ousmane Niang, les points qui habitent et habillent ses toiles sont également caractéristiques de son art. Le point est central. Il ne crée pas le motif. Il le complète. Il lui donne sa couleur et sa profondeur. Au-delà de procurer une esthétique particulière à ces animaux humanisés, il est avant tout porteur de sens. Si chaque point est double, pour Ousmane Niang, chaque problème vient avec sa solution. L'artiste suggère des pistes de réflexion. C’est un appel à rester aux aguets, à se concentrer sur une situation pour arriver à la résoudre. Ses toiles ne sont pas vouées à être uniquement contemplées. Elles sont un appel à l’action, à devenir soi-même une figure de pouvoir, comme un écho au soulèvement de la jeunesse sénégalaise en mars 2021.
À travers ses toiles, John Madu donne, lui, le pouvoir à ses personnages. Il les libère de toute norme sociale pré-construite, et réécrit un monde où chacun est libre d’être qui il veut. Son univers visuel est marqué par de nombreuses références. Ses œuvres sont autant de clins d'œil à l’histoire de l’art qu’à la jeunesse nigériane et à la pop culture. Dans ces scènes du quotidien, Vincent Van Gogh, Gustav Klimt ou encore Keith Haring ne sont jamais très loin. Ils se cachent derrière une porte ou sur un short. Parfois, ils imprègnent même l'œuvre toute entière de leurs traits si caractéristiques. Ce mélange d’influences reflète les expériences personnelles de l’artiste et sa vision du monde. Il souligne : « Mon travail est universel et je pense que l'inspiration l'est aussi. Mon art ne peut donc pas se résumer à une ‘nouvelle Afrique’ ou à de nouvelles tendances africaines. L'art n'est pas stéréotypé. Je ne suis pas uniquement influencé par des facteurs propres à une culture. Mon art est influencé par des facteurs universels parce que le monde est devenu petit et que nous sommes aussi affectés par ce qui touche les autres parties du monde. »
S’il peint ses amis ou réinvente des classiques de la peinture, John Madu cherche avant tout à enregistrer l’Histoire. Cette histoire, c’est la sienne. C’est l’histoire de la jeune génération nigériane, bercée par une culture globalisée et universelle. Il analyse cette confrontation entre individualité et uniformisation. Dans ses toiles, il détourne la réalité pour correspondre à la réalité telle qu’il la voit. Il questionne la construction et l’affirmation de l’identité. Il brouille la frontière entre féminin et masculin. Il joue avec les courbes des corps et les cheveux courts de ses modèles.
A song for Maness est le portrait d’une femme de son entourage qu’il représente, sur la toile, sous les traits d’un homme. Il remet en question la notion de genre. Il la déconstruit. Il en souligne les limites et dénonce les stéréotypes. Il fait ainsi écho aux mots de l’écrivaine nigériane Chiwanda Ngozie Adichie qui regrette la notion de genre comme prescrivant la manière dont chacun devrait être plutôt que de reconnaître comment chacun est. De ses pinceaux, John Madu montre une identité fluide qui ne demande qu’à être libérée. Il saisit la pose lascive de son modèle, son attitude, son regard évasif. Il joue avec les tons rosés du mur en arrière-plan pour créer un contraste avec sa peau. Si la composition de ses tableaux est photographique, on peut penser à la série Fine Boy No Pimple (2017) de la photographe nigériane Ruth Ossai. À travers ces clichés, elle cherche également à questionner les concepts de genre, de masculinité et le fait d’être un homme au Nigéria. Elle déplore une société dans laquelle les rôles sexués restent largement prédéfinis et entend créer un dialogue autour de l’identité. John Madu prolonge ainsi cette réflexion en détournant le célèbre Baiser (1908-1909) de Gustav Klimt. En renversant les rôles d’origine - c’est désormais la femme qui embrasse l’homme - il prononce un plaidoyer pour l’émancipation des femmes, dans une société nigériane traditionnellement patriarcale. Dans la même lignée, Bromance in battle dénonce les stéréotypes de genre et les comportements prétendus répondre à la question de masculinité. Si la scène se déroule sur un ring, les deux hommes ne se battent pas. Ils s’enlacent. John Madu s’inspire ironiquement des combats de boxe et offre une scène tendre entre deux hommes, en rupture avec les traditions.
Ainsi, John Madu, en réinterprétant aussi bien des chefs-d'œuvre de l’art moderne que des scènes de la vie quotidienne inverse les rôles et fait de ses modèles des figures du pouvoir. À travers la symbolique du jeu, l’anthropomorphisme et le pointillisme, Ousmane Niang, lui, incarne la lutte pour le pouvoir et le rapport de force qui en découle. Artistes engagés, tous deux insufflent une vertu éducative à leur art. Ousmane Niang affirme : “Je veux initier les jeunes à la recherche et à la création pour qu’ils ne deviennent pas que des consommateurs.” Finalement, l’art n’est-il pas en lui-même une forme de pouvoir ?