RENCONTRE AVEC GÉRALDINE TOBE

  • ON TE DÉCRIT SOUVENT COMME UNE ARTISTE AYANT DOMPTÉ LE FEU. COMMENT EN ES-TU VENUE À UTILISER LA FUMÉE DANS TES CRÉATIONS ET QUELLE SIGNIFICATION CETTE DÉMARCHE ARTISTIQUE A-T-ELLE POUR TOI ?

     

    Dans mon travail, la fumée est arrivée plus tard. Ma pratique était, dans un premier temps, consacrée à la peinture. J’étais animée par l’esprit de faire quelque chose d’autre que la peinture. Je recherchais la liberté. Et c’est cette recherche qui m’a conduite à la fumée. Je suis partie avec l’idée de détruire et de reconstruire. Quelque chose s’est déclenché. 

     

    Durant toute mon enfance, on m’a appris seulement la peinture. Soit tu fais de la sculpture, soit de la peinture. Chez les artistes contemporains, la sculpture se détache de la terre et s’articule autour de matériaux différents. Par exemple, Freddy Tsimba utilise des balles, des cuillers, etc... Je voulais faire pareil pour mes tableaux. Je voulais trouver un autre moyen que la peinture. Et j’ai trouvé la fumée. C’est le feu qui détruit. Quand on meurt, on peut être incinéré. De mon professeur et grand ami Hans de Wolf, il ne reste que les cendres. 

     

    La fumée est un processus de destruction et de re-création. J’ai commencé à comprendre que la fumée était un outil qui m’aidait à guérir. Elle me permet de m’exprimer car il y a certaines choses que je suis incapable de dire avec les mots. C’est pour moi une forme de thérapie, d’ouverture. Cette fumée m’a donné la voie, les éléments à exploiter. Chacun de nous a quelque chose à guérir dans la recherche de la vérité. Et de manière générale, quand on crée, c’est l’expression de l’âme qu’on transmet.

     

    QUELLES SONT TES PRINCIPALES SOURCES D'INSPIRATION ET COMMENT INFLUENCENT-ELLES TA DÉMARCHE ARTISTIQUE ?

     

    L’art a une profondeur. J’écoute beaucoup de chants grégoriens et je sens qu’ils ont une profondeur qui m’attire toujours. Mon travail est un travail qui ne séduit peut-être pas mais c’est un travail qui est bien présent. Les œuvres d’art portent les identités de leur créateur. Je suis quelqu’un qui est sensible à tout ce qui se passe dans le monde : les injustices, la souffrance. L’artiste, c’est comme une éponge qui absorbe. Tout ce que je donne, c’est ce qui m’entoure. On est tou.te.s différent.e.s. C’est ça qui fait la beauté même de la culture de l’art. 

     

    La vie est intense. On lui fait constamment face. On tombe, on se relève et on persévère. Je suis de l’ancienne école. 

     

    J’invite les spectateur.rice.s à ne pas seulement regarder mes œuvres, mais à les écouter et à établir un dialogue personnel avec elles. L'œuvre doit être interprétée individuellement et l'interprétation doit rester libre. Lorsque j'étais aux Beaux-Arts, notre professeur d'histoire de l'art nous disait qu'une œuvre peut avoir de nombreuses interprétations. Je préfère éviter d'enfermer les œuvres dans des étiquettes. Créer, c'est offrir à l'autre. Je peux concevoir une œuvre, mais chacun la percevra différemment.

    Mon souhait est d'ouvrir des portes et ne pas mettre en cage l’explication des toiles. 

     

    IL Y A UNE DIMENSION MYSTIQUE QUI SE DÉGAGE DE TES TOILES. QUEL RÔLE JOUE LA SPIRITUALITÉ DANS TA VIE ET DANS TON ART ? 

     

    La spiritualité est très importante. Cette démarche est en premier lieu une forme d’autobiographie. Je suis une enfant qui a grandi dans une dualité entre deux spiritualités : le côté culturel ancestral et les croyances de la religion du catholicisme. Du côté spirituel ancestral, j’ai pu bénéficier de certains enseignements qui m’ont été transmis par plusieurs personnes. Ici, c’est un morceau du puzzle. 

     

    Dans ma famille, dans les années 70, ma mère a eu une fille. À l’âge de 9 ans, elle est morte tragiquement. Sa mort a constitué une blessure pour toute la famille. Ma mère a toujours pleuré au nom de ses ancêtres, pour que sa fille lui revienne. Les enfants sont des anges, des innocents. En 92, moi, Géraldine, je suis née. Et lorsque je suis née, toute la famille pensait que Patricienne (ma sœur) était revenue. Je pose des questions pour lesquelles je n’ai pas de réponse mais parfois, j’ai la sensation d’avoir déjà vécu. Je me suis toujours comportée comme si j’étais l’aînée. On dit souvent de moi que je suis une vieille âme dans un corps de jeune. C’est à cause de tout ça que j’ai une forme de devoir de transmission.  

     

    PEUX-TU NOUS PARLER DE TON PROCESSUS CRÉATIF ?

     

    Avant de commencer à créer, je réfléchis d'abord à un concept, un thème ou un message. C'est à ce moment-là que je passe à la phase de concrétisation, en déterminant comment donner forme à mon idée. Pour arriver au résultat final, il y a beaucoup d’interventions. Je commence par dessiner sur le papier, en esquissant les ombres et autres détails. Pour obtenir une forme précise, il faut empêcher la fumée de se diffuser. Je découpe et je récupère les morceaux découpés, en veillant à maintenir la circonférence. Je colle tout autour pour fixer le papier sur la toile ; sans la colle, le papier pourrait être fragilisé par le feu. Je récupère ensuite tous les détails esquissés au crayon, en dessinant un peu partout. Je réfléchis aux découpes, je scotche les papiers pour les fixer, puis mes assistants tiennent les toiles en l'air. C'est un travail d'équipe et de patience. Une fois le résultat final obtenu, je retire le papier, laissant le dessin en place. Je crée les volumes avec la fumée, en dessinant et en laissant la fumée se déployer. J'oriente la lampe, patiente, ajuste et fais avancer le processus.

     

    J'aime les histoires qui me poussent à réfléchir et j'aime les défis. Il m'arrive souvent, devant le tableau, de ne pas savoir par où commencer. D'un côté, j’accompagne la création elle-même. Lorsque la toile est suspendue, je ne sais pas encore ce que le résultat final sera, malgré mes dessins préparatoires. C'est la fumée qui décide. Je suis impatiente de découvrir l'œuvre finale et je suis souvent surprise par le résultat. Quand je me mets à travailler, je perds toute notion de douleur et j’entre dans un état presque transcendant. À ce moment-là, ce ne sont plus mes propres actions, mais d'autres forces qui semblent prendre possession de mon corps.

     

    Certaines choses restent sans explication. 

     

    TON ŒUVRE SE CARACTÉRISE PRINCIPALEMENT PAR UN STYLE FIGURATIF. LES PERSONNAGES QUE TU DÉPEINS SONT-ILS INSPIRÉS PAR DES INDIVIDUS RÉÈLS, OU SONT-ILS DES CRÉATIONS ISSUES DE TON IMAGINATION ?

     

    Il y a une part d'imagination dans mon travail, mais je m'appuie surtout sur l'idée du hasard. Beaucoup d'événements dans nos vies sont liés au hasard, et je me permets donc cette liberté de choisir les visages de manière aléatoire. Chaque série que je crée est autonome. Tout dépend du contexte. Par exemple, la série que j’avais faite pour l’exposition au musée de Tervuren - ReThinking Collections - était axée sur la spiritualité. Le sujet était abstrait, et les personnages représentés n'étaient pas des individus clairement définis.

     

    Dans d’autres séries, les personnages sont plus détaillés et précis. Tout dépend du concept et de la thématique qui accompagne chaque série. J’ai peint des visages de personnes qui ont existé dans le passé ou de figures contemporaines, en particulier des vieillards. C’est pour faire passer un message à ma communauté d’aujourd’hui. La jeune génération a parfois une façon différente de voir les personnes âgées, les considérant parfois comme des sorcières. Pourtant, ce sont elles qui ont façonné ce que nous sommes aujourd'hui. Mes œuvres représentant des enfants illustrent justement la transmission entre générations, comme dans Terre-Mère  (2021).

     

    TON EXPOSITION « DANS LA FUMÉE » PRÉSENTÉE À LA GALERIE AFIKARIS REGROUPE DIFFÉRENTES SÉRIES DONT UNE SUR LE THÈME DE LA VANITÉ. QU’EST-CE QUE CELA ÉVOQUE POUR TOI ? 

     

    Tout est vanité. On finira un jour par s’envoler. Ce n’est pas le corps qui va s’envoler mais c’est l’être qui est à l’intérieur. On s’en débarrasse. En effet c’est un travail pour parler des vanités. Je passe un message : avant de t’envoler, si tu penses que tu peux faire quelque chose pour l’autre, il faut le faire. 

    Tu continueras à vivre par les souvenirs que l’on gardera de toi. 

     

    LES CORPS DE TES PERSONNAGES SONT ORNÉS DE NOMBREUX SYMBOLES VARIÉS. ON Y RETROUVE ENTRE AUTRES LA LETTRE « K » SOULIGNÉE D’UNE FLÈCHE. POURRAIS-TU NOUS ÉCLAIRER SUR SA SIGNIFICATION ?

     

    Ce symbole représente des scarifications. Je m’inspire des symboles que l’on retrouve sur les corps de femmes. Les scarifications étaient les enseignements qui accompagnaient les humains dans la société ancestrale. Elles représentaient aussi la divinité. Sur le nombril des femmes, on traçait un cercle. Cela permettait de garder l’enfant qui est au sein maternel en communion avec ses arrières-arrières grand-parents. La maman est la descendante. Les individus sont à jamais connectés aux ancêtres à travers le nombril des mères. Quand tu es scarifié.e, et que tu meurs, tu l’emmènes avec toi dans la tombe. 

    Le bois fait partie de la nature. C’est la raison aussi pour laquelle on grave le bois des statuettes. 

     

    L’homme devient poussière et la nature reste. 

     

    LA FIGURE DE L’AIGLE REVIENT AUSSI BEAUCOUP DANS TES ŒUVRES. LA TÊTE DE L’ANIMAL Y EST REPRODUITE A L’INTÉRIEUR DES CORPS DES PERSONNAGES. A QUELLE HISTOIRE CE SYMBOLE EST-IL RELIÉ ? 

     

    L’aigle est un animal important. Quand j’étais peintre, dans cet esprit d’innovation, je voulais faire autre chose que de la peinture. Quand j’ai commencé à peindre avec de la fumée, mon travail était très rejeté, très critiqué. Chez nous, c’est l’académisme qui domine. J’ai construit ma carrière autour de la fumée avec peine jusqu’à ce que l’un de nos aînés, le photographe et réalisateur Kiripi Katembo, me contacte. Il était à l’initiative de la première Biennale de Kinshasa en 2014. Il m’a contactée, et m’a dit qu’il trouvait mon travail très fort. J’ai accepté de participer à la biennale. La commissaire de la biennale [Sithabile Mlotshwa] a beaucoup écrit sur mon travail. Cette opportunité a exposé mon travail à d’autres regards, ce qui m’a permis de partir en Europe en 2015 à la suite de la biennale. 

     

    Dans mon village, il y a ce mythe que l’on se transmet de manière orale. Les mythes nous enseignent comment vivre avec les autres à travers des anecdotes. Mon grand-père me racontait l’histoire de l’aigle [tshikolo dans ma langue maternelle]. Une femelle aigle cherchait où pondre ses œufs. Elle a parcouru plusieurs villages. À chaque fois qu’elle arrivait dans un village, elle s’adressait au chef du village et lui demandait s’il y avait un espace où pondre ses œufs. Les chefs coutumiers rejetaient tous sa requête : “Il n’y a pas de place pour toi”. Elle continua jusqu’à arriver au dernier village. Le chef coutumier lui dit alors : “Toutes les places sont prises mais chez nous, on ne peut pas laisser repartir les étrangers. Derrière la cage, il y a un endroit où tu peux pondre tes œufs”. L’aigle a alors pondu ses œufs. La terre devint fertile grâce à leur présence. Si bien que la terre du village tout entier devint fertile : tout ce qu’ils mettaient dans la terre poussait. Les habitants des villages voisins affluèrent alors vers celui-ci pour y trouver de quoi se nourrir.

     

    Cette histoire me fait penser à ma propre histoire. Lorsque j’ai commencé la technique de la fumée, tout le monde l’a rejetée. Finalement, j'ai reçu une invitation à exposer lors d'une biennale, ce qui m'a ouvert la porte à de nombreuses autres opportunités pour présenter mon travail. 

    J’ai commencé à penser à d’autres formes d’art comme l’art-thérapie pour faire bénéficier au reste de la société, particulièrement à ceux qui sont malades et qui n’ont pas forcément accès à l’art. C’est ça qui explique les aigles. C’est une symbolique personnelle. 

     

    À PROPOS DE L’ART-THÉRAPIE, EN 2019 TU AS LANCÉ UN PROJET D’ATELIERS EXPÉRIMENTAUX A L’HÔPITAL PSYCHIATRIQUE DE KINSHASA DANS LESQUELS LES ARTISTES COLLABORENT AVEC LES PATIENTS. PEUX-TU NOUS PARLER DE CE PROJET ?

      

    En effet, je suis présidente d’une structure à Kinshasa [Losa] qui fait de l’art-thérapie. L’objectif de cette démarche est de ré-intégrer les patients dans la société, leur apprendre un métier et utiliser l’art comme un traitement. La pratique de l’art-thérapie permet aussi parfois aux psychologues de bénéficier d’un nouveau support de traitement pour ces patients.

     

    J’aimerais également étendre le projet au handicap mental. À l’Université de Kinshasa, il y a un centre d’art-thérapie. L’énergie de la ville de Kinshasa est énorme mais l’idée est aussi de s’étendre pour aller dans les provinces. Puis nous avons également un projet de jumelage avec d’autres centres européens afin de bénéficier de leur expertise sur la santé mentale. Ce projet va au-delà de l’art puisque nous travaillons avec des médecins et psychologues.

     

    Si je suis aujourd’hui dans le monde des arts c’est grâce à mon grand frère qui est une personne vivant avec handicap mental. Quand il avait 8 ans, il a cessé d’aller à l’école à cause des troubles psychologiques dont il souffrait. Par contre, il faisait de l’art à la maison, il m'a initiée, il a fait de moi une véritable artiste.

     

    QUELS SONT TES PROJETS ARTISTIQUES À VENIR ?

     

    Je suis actuellement en résidence en Allemagne pour préparer l’exposition collective The True Size of Africa à laquelle j’ai été conviée par le musée Völklinger, qui sera présentée à partir de novembre 2024. Pour la réalisation de ce projet, l’idée est de lancer une invitation de l’au-delà pour représenter toutes les personnes qui ont travaillé dans cette usine. Je vais leur redonner un visage à travers la fumée. Je ne peux pas reproduire tous ces visages. Ce sera au hasard. Je ne cible pas, mais je prends juste comme ça. Je vais reproduire certains visages et en imaginer d’autres. Tous les ouvriers n’ont pas eu la chance d’être photographiés.