RENCONTRE AVEC BOLUWATIFE OYEDIRAN

  • COMMENT A DÉBUTÉ TON PARCOURS ARTISTIQUE ET À QUEL MOMENT AS-TU PRIS CONSCIENCE DE TON ENVIE DE DEVENIR ARTISTE ?

     

    Je crois avoir été un artiste pendant la majeure partie de ma vie, depuis mon enfance. Comme beaucoup, j’ai commencé par dessiner très jeune, puis mes compétences se sont développées avec le temps et je me suis essayé à d’autres pratiques. Mais c’est véritablement pendant la pandémie de COVID-19 que j’ai fait mes premiers pas en tant qu’artiste professionnel. C’est à ce moment précis que j’ai découvert le métier d’artiste. Depuis, je suis en quête de mon propre style et de ma voix en tant qu’artiste visuel.

     

    COMMENT DÉCRIRAIS-TU TON STYLE ARTISTIQUE ET COMMENT TON PROCESSUS CRÉATIF A-T-IL ÉVOLUÉ ?

     

    Aujourd’hui, je me consacre principalement à la peinture figurative. Mais, j’écris aussi des nouvelles ; je m’essaie à la fiction. Durant mon master à la RISD [Rhode Island School of Design], j’ai cherché à intégrer certains de mes récits dans mes peintures, ce qui a donné naissance à des œuvres comme The Transfiguration (2023-24), qui fait partie de ma dernière exposition Inverted Blackness.

     

    Mon processus créatif a beaucoup évolué ces dernières années, en partie parce que je me découvre encore aujourd’hui en tant qu’artiste. Je suis convaincu que j’ai encore bien plus à offrir, et à mesure que je me découvre, mon art évolue avec moi. Par exemple, dans ma prochaine série, je prévois de me tourner vers la peinture de paysages, en lien avec mon expérience en tant qu’immigrant africain vivant aux États-Unis. C’est dans cette optique que j’ai beaucoup étudié Monet et Van Gogh. Je ne crois pas qu’il existe un seul moyen d’expression. Parfois, je cherche une autre façon de transmettre ce que j’exprime à travers mes peintures ou mes écrits. Comme l’a si bien dit Lynette Yiadom-Boakye : « J’écris les choses que je ne peux pas peindre et je peins les choses que je ne peux pas écrire. »

     

    QU’EST-CE QUI A INSPIRÉ TON EXPOSITION  INVERTED BLACKNESS ET COMMENT S’INTÈGRE-T-ELLE DANS TA VISION ARTISTIQUE ?

     

    J’ai été inspiré par ma nouvelle vie aux États-Unis. Avant d’y arriver, j’avais certaines idées préconçues sur ce pays, notamment sur la manière dont je serai perçu en tant que personne noire d’origine africaine, surtout en arrivant deux ans après les meurtres de George Floyd, Breonna Taylor et Ahmaud Arbery. Mais au fur et à mesure, j’ai réalisé que mon expérience en tant qu’homme noir était différent de l’expérience que pouvait avoir les Afro-Américains. J’ai donc voulu explorer ce thème, en mettant en lumière mon africanité et la façon dont elle représente une identité unique au sein des complexités d’être une personne noire aux États-Unis.

     

    CETTE EXPOSITION PRÉSENTE DES ŒUVRES AUX COULEURS INVERSÉES, RAPPELANT UN EFFET DE FILM NÉGATIF. QU'EST-CE QUI T'A CONDUIT À EXPLORER CET EFFET ?

     

    J’ai découvert le filtre négatif par accident. Il y a un an, alors que je travaillais sur Photoshop, j’ai appuyé sur la mauvaise touche, et l’image sur laquelle je travaillais – un groupe de garçons africains – est soudainement apparue en négatif, révélant des silhouettes lumineuses teintées de bleu. Je me suis figé. Leurs corps noirs avaient été transformés, dégageant une lumière blanche, évoquant la bioluminescence de certains planctons des profondeurs marines. Les zones sombres de l’image, y compris les ombres, avaient également absorbé cette lumière. Les parties plus claires de leur peau avaient pris des nuances de bleu céruléen et de bleu phtalo. L’image inversée donnait à ces garçons un aspect extraterrestre : leurs ongles étaient bleu foncé, leurs pupilles et iris d’un blanc éclatant, semblant briller comme les yeux robotiques d’un cyborg. On pouvait tout de même encore percevoir qu’il s’agissait de personnes noires mais leurs cheveux étaient devenus gris, et leurs bras et jambes ressemblaient à des tubes de lumière cathodique. J’avais découvert un filtre qui inversait les images numériques, du positif au négatif.

    À première vue, cela semblait anodin, mais cette simple manipulation photographique reflétait un changement profond dans la manière dont je me percevais, comme un corps étranger depuis mon arrivée en Amérique. Cependant, je n’ai pas immédiatement fait le lien entre l’image inversée et mon expérience d’immigré. Ce n’est que plusieurs mois plus tard que j’ai développé le concept que j’ai appelé « Inverted Blackness ». Ce concept, qui reflète comment vivre aux États-Unis en tant qu’immigré africain, a transformé mon identité d’une manière que j’ai encore du mal à comprendre. L’utilisation du filtre inversé - manipulation photographique d’images numériques - représente visuellement cette transformation et mon expérience.

     

    QUAND TU VIVAIS AU NIGÉRIA PUIS AU GHANA, TON TRAVAIL OFFRAIT DÉJÀ UNE PERSPECTIVE EXTÉRIEURE SUR L’AMÉRIQUE. COMMENT TON APPROCHE A-T-ELLE ÉVOLUÉ APRÈS TON ARRIVÉE AUX ÉTATS-UNIS ET TON INTÉGRATION DANS LA VIE AMÉRICAINE ?

     

    En 2019, alors que j’étais encore étudiant au Nigeria, j’ai suivi un cours intitulé « Littérature américaine ». Nous avons étudié les œuvres de Toni Morrison, Phyllis Wheatley et Zora Neale Hurston, entre autres. Ce qui a particulièrement éveillé ma curiosité, c’est l’histoire des migrations forcées des Africains vers l’Amérique via la traite transatlantique des esclaves, une histoire que je considérais jusqu’alors comme en partie mythique, puisqu’à peine abordée dans les écoles nigérianes. J’ai approfondi mes connaissances en lisant des ouvrages et en regardant des films tels que The Interesting Narrative of the Life of Olaudah Equiano: Or Gustavus Vassa, The African (1789), Roots (1977), Twelve Years a Slave (2013), The Birth of a Nation (2016), et Harriet (2019).

    Lorsque je suis arrivé aux États-Unis en 2022, je me suis intégré à la vaste population noire américaine et ne me considérais plus simplement comme un Africain. C’était deux ans après les meurtres de George Floyd, Breonna Taylor et Ahmaud Arbery, des événements qui ont influencé ma pratique artistique alors que j’étais encore au Ghana, et qui m’ont sensibilisé à mon appartenance à la communauté noire mondiale. Jusqu’à ce moment-là, ma pratique artistique se concentrait sur l’Amérique et les expériences des Afro-Américains du point de vue d’un étranger. Au Ghana, j’avais réalisé des peintures représentant des Noirs dans des champs de coton, ainsi que des œuvres textuelles avec des inscriptions telles que WE DO NOT RECOGNIZE THE BODY OF EMMETT TILL, DEAR WHITE AMERICA et THEY WILL NEVER LET A BLACK MAN BE CAPTAIN AMERICA. Cela ne m’a jamais dérangé que ces expériences ne reflètent pas ma réalité en tant qu’Africain. Aux États-Unis, le pays où je voulais aller depuis longtemps, les Noirs étaient victimes de violences. Leurs expériences étaient des présages de ce qui pourrait m’arriver une fois sur place. Mes œuvres étaient une réflexion sur ce futur présumé, en lien avec les événements qui se produisaient alors. 

     

    EN QUOI TON EXPÉRIENCE EN TANT QU’IMMIGRÉ NOIR AUX ÉTATS-UNIS A-T-ELLE INFLUENCÉ TA VISION DE LA FIGURATION NOIRE DANS L’ART ET DANS TA PROPRE PRATIQUE ARTISTIQUE ?

     

    Au cours de mon séjour aux États-Unis, j’ai réalisé deux choses : que je n’étais pas “noir” dans le sens afro-américain du terme, et que la majorité des personnes représentées selon les critères de la figuration noire, qui m’ont aussi servi de référence dans ma pratique artistique, ne faisaient que me ressembler sans vraiment me refléter. Par exemple, en regardant les peintures de Kerry James Marshall, je vois des personnes qui ont la même couleur de peau, mais leurs expériences, leur nationalité et leur culture diffèrent des miennes. Marshall, en représentant les Noirs de manière littérale ne visait pas particulièrement des personnes comme moi, des Africains qui ne se sont jamais sentis réduits à « une nuance, une ombre, une pigmentation » par le regard du “blanc”. Cela m’a amené à me demander s’il existerait un jour une manière distincte et unique de représenter des immigrés noirs comme moi, qui ont quitté leur pays d’origine pour les États-Unis par le biais de la mobilité sélective et qui doivent constamment s’adapter à la vie ici, tant sur le plan social qu’économique et culturel.

     

    QUEL(S) MESSAGE(S) SOUHAITES-TU FAIRE PASSER À TRAVERS TON ART ?

     

    L’expérience humaine. J’ai envie de réaliser des œuvres qui expriment profondément l’expérience de l’immigré africain qui s’adapte à la vie aux États-Unis, se trouvant en permanence en opposition, en désillusion, en accord et en désaccord avec les principes de ce pays.

     

    QUELS SONT TES OBJECTIFS EN TANT QU’ARTISTE ET QUELLE INFLUENCE SOUHAITES-TU EXERCER SUR LE MONDE DE L’ART OU LA SOCIÉTÉ À TRAVERS TES ŒUVRES ?

     

    Mon objectif à long terme est de pouvoir créer des œuvres sur l’expérience africaine aux États-Unis de manière aussi riche et profonde que possible. Mon intention est de documenter cette expérience à travers differents mediums comme la peinture, la sculpture, la photographie, l’écriture et même le film. Jusqu’à ce que j’aie élaboré ma propre liste de Schindler des immigrants africains en Amérique. Je suis profondément inspiré par le travail du rappeur américain Kendrick Lamar, qui a su traduire en musique l’expérience des Noirs en Amérique, et dont l’œuvre est vivement ressentie et hautement estimée dans sa culture et sa communauté de Compton, en Californie. En étudiant des artistes comme Lamar, je me dis que c’est ce type de direction que j’aimerais donner à ma propre pratique.