INTERVIEW WITH MATTHEW EGUAVOEN

  • Merci d'avoir accepté cette entrevue à l'occasion de ta deuxième exposition personnelle à la galerie AFIKARIS baptisée Ukhurhę présentée jusqu'au 4 mai. Pourrais-tu nous décrire brièvement cette exposition et nous parler de son inspiration ? 

     

    Ukhurhę explore le lien entre le spirituel et le physique. Le terme est originaire de Benin-City, dans l'État d'Edo, ma terre natale, et désigne aussi un bâton sculpté. Dans ma culture, lorsqu'un père décède, son fils aîné sculpte ce bâton pour établir une communication avec les ancêtres, le père servant de médiateur. Je fais ici référence aux séances de thérapie contemporaines où l'on se confie sur ses défis, ses problèmes, etc. La tradition fonctionne de manière similaire : les aînés de la famille se rendent au sanctuaire familial pour discuter avec les ancêtres de leurs fardeaux et de leurs défis. En fin de compte, en quittant le sanctuaire, ils se sentent libérés de ces poids.

     

    Le sanctuaire familial que tu as évoqué est une installation de l’exposition intitulée My family therapist (Mon therapeute familial). Peux-tu nous la décrire et nous en expliquer sa signification ? 

     

    Cette installation vise à recréer l'atmosphère de notre sanctuaire familial, où nous déposons des offrandes de nourriture, de fruits, parfois même d'argent, dans des assiettes en guise d'hommage aux dieux avant d'entrer en communion avec nos ancêtres. À travers cette représentation particulière, je souhaite capturer l'essence de notre sanctuaire familial et les échanges profonds que nous avons lors de nos hommages aux ancêtres.

     

    Dans cette série de peintures, l'utilisation de doubles portraits suggère parfois un lien avec les ancêtres. Pourrais-tu nous expliquer comment tu représentes cette relation entre les vivants et les esprits, entre le physique et le spirituel, et quelle signification cela revêt pour toi ? 

     

    En effet, presque tous les portraits de cette exposition présentent deux sujets, et dans certains cas, l'une des têtes n'est pas complètement représentée dans le cadre, symbolisant ainsi la perte d'un être cher, qu'il s'agisse d'un ami ou d'un membre de la famille. En Afrique, et je pense que cela est vrai partout dans le monde, les individus entretiennent souvent des liens personnels avec les défunts, qu'ils soient amis ou membres de la famille. À travers ces représentations, j'ai tenté de créer une connexion entre nos relations avec les personnes vivantes et celles avec les défunts. En d'autres termes, j'ai cherché à souligner le lien entre le physique et le spirituel en termes de partage des défis et des fardeaux, notamment en ce qui concerne la dépression. Pour certains, il est plus aisé de se confier à un être cher décédé, qu'il s'agisse d'un parent, d'un frère, d'une sœur ou d'un ami. Pour d'autres, parler à quelqu'un présent physiquement est plus naturel. Ces deux dynamiques sont mises en parallèle dans mes œuvres pour illustrer cette dualité et cette complexité des relations entre les vivants et les esprits.


    Ton travail se concentre souvent sur les injustices sociétales, politiques et économiques, et sur la manière dont elles affectent notre condition humaine. Avec cette nouvelle série, tu as choisi de mettre en avant la santé mentale et l'importance d'un système d'écoute pour lutter contre la dépression. Pourrais-tu nous expliquer pourquoi tu as décidé d'aborder ce sujet en particulier ? 

     

    La raison pour laquelle j'ai choisi de mettre l'accent sur ce sujet et de lui accorder une place centrale dans mes œuvres est que j'ai moi-même traversé une période de dépression. Je constate que de nombreuses personnes vivent des expériences similaires en Afrique, notamment à Lagos, une ville constamment en mouvement et empreinte d'anxiété. Le problème est que beaucoup gardent leurs sentiments pour eux-mêmes, ce qui peut rendre la situation encore plus difficile. J'ai moi-même vécu cette réalité. J'ai lutté contre la dépression en silence, sans en parler à quiconque. Cette expérience est partagée par de nombreuses personnes à Lagos, au Nigeria, et dans toute l'Afrique, car la consultation d'un thérapeute n'est pas toujours bien accueillie. À travers mon art, je souhaite sensibiliser à la santé mentale et encourager les conversations sur ce sujet.


    Les expressions faciales représentées dans tes peintures semblent véhiculer un message puissant sur la société nigériane. Pourrais-tu nous en dire plus sur la façon dont tu utilises ces éléments visuels pour refléter les problèmes sociaux et le message que tu souhaites transmettre ? 

    Dans ce corpus, où je traite de la dépression et de la santé mentale, les expressions faciales des sujets reflètent souvent une grande détresse et anxiété. Cela correspond à une réalité que j'ai observée chez de nombreux habitants de Lagos, où le stress et l'agitation sont omniprésents. J'ai cherché à capturer cette tension sur les visages des personnages de manière à ce qu'elle soit immédiatement perceptible pour le spectateur. À travers ces expressions, je veux mettre en lumière les luttes quotidiennes que beaucoup traversent, et ainsi relier mes œuvres à la problématique de la santé mentale que je souhaite aborder.

     

    Cette exposition met particulièrement en lumière les défis rencontrés par la jeune génération, qui souvent n'a pas les moyens ou l'opportunité d'exprimer ses idées. Est-ce une manière, à travers ton art, de susciter une prise de conscience et peut-être d'initier un dialogue ? Crois-tu que les artistes et leurs œuvres jouent un rôle crucial dans le changement des mentalités ? 

     

    Absolument. La création de cette œuvre vise précisément à engager un dialogue, à inciter les gens à parler et à échanger sur ces questions, car comme on dit, "un problème partagé est un problème à moitié résolu". Je constate que cela a été efficace, car de nombreuses personnes présentes lors du vernissage de mon exposition ont exprimé leurs réflexions sur la dépression et la santé mentale. Avant cela, je pensais que ces problèmes étaient principalement africains ou nigérians. Cependant, depuis que je suis à Paris, j'ai rencontré beaucoup de personnes qui m'ont partagé leurs luttes psychologiques et la difficulté à les résoudre, même en Europe. Je sens que j'ai commencé à aborder correctement la question de la dépression et de la santé mentale en attirant l'attention sur ce sujet à travers mes œuvres. En tant qu'artiste, je crois fermement en notre capacité à élever des questions importantes à travers nos créations. L'art est un outil incroyablement puissant. Lorsqu'il est bien utilisé, il peut véritablement changer les perceptions et offrir des solutions aux défis auxquels nous sommes confrontés dans le monde moderne.

     

    Tes titres sont également toujours chargés d'une histoire très personnelle, mettant en lumière la complexité des conflits intérieurs. Par exemple : "The silence after the conversation" (Le silence après la conversation), "My mind still wonders" (Mon esprit s'interroge encore), "Living through my own thoughts" (Vivre à travers mes propres pensées) ou "Self reflection in the restoroom" (Réflexion personnelle dans la salle de bain). Ils semblent refléter des moments d'introspection profonde. Est-ce une invitation directe aux spectateurs à regarder en eux-mêmes et à trouver des réponses à leurs propres luttes personnelles ? 

     

    Oui, en effet. Ces titres sont conçus pour inviter le spectateur à plonger dans sa propre introspection tout en interprétant l'œuvre. Ils leur offrent une piste pour décoder le sujet de l'exposition ou d'une oeuvre. Plutôt que de nécessiter une explication directe de ma part, ces titres permettent aux spectateurs d'explorer leurs propres réflexions et de trouver une connexion personnelle avec l'œuvre. C'est pourquoi ils sont formulés de cette manière. En plus de simplement observer la peinture, le spectateur peut la comprendre plus profondément et même imaginer l'histoire qui se cache derrière. En ce sens, je pense avoir réussi à transmettre l'essence de mon travail à travers cette exposition particulière.


    L'exposition débute avec un diptyque intitulé Egbé Okpá, signifiant "une seule famille" en langue béninoise, également le titre de ta précédente exposition à la galerie (en 2022). Cet ensemble d'œuvres très intimes nous plongeait dans tes émotions et tes expériences personnelles. Pourrais-tu nous en dire davantage sur cette œuvre ? S'inscrit-elle dans la continuité de ton exposition précédente et de ton travail artistique antérieur ? 

     

    Effectivement, ma première exposition solo était une exploration intime au sein de la famille. Aborder des sujets profonds et personnels nécessite une connexion particulière, un lien de confiance. Ces œuvres cherchaient à créer cette connexion. Je crois en l'importance d'avoir des personnes autour de soi qui vous comprennent, qui vous soutiennent, qui vous écoutent. C'est ce sentiment de connexion que j'ai voulu transmettre en débutant cette série avec ce diptyque. L'idée est que lorsqu'on partage des pensées profondes, on se tourne naturellement vers ceux avec qui l'on se sent le plus proche, comme une famille. En ce sens, oui, cette œuvre s'inscrit dans la lignée de mon exposition précédente, poursuivant cette exploration de l'intimité et de la connexion au sein de la famille.


    Tes portraits se distinguent par des visages stoïques, au regard intense et immuable, ce qui crée une certaine intimité et proximité avec le spectateur. Pourrais-tu nous expliquer la signification de cette approche dans ta démarche artistique ? 

     

    Je crois profondément en l'expression selon laquelle "les yeux sont le miroir de l'âme". Dans mon travail, c'est un élément crucial. Les regards intenses des personnages permettent au spectateur de s'immerger dans l'œuvre, d'imaginer les expériences vécues par le sujet, et de saisir le message que l'œuvre cherche à transmettre. Pour moi, c'est une manière puissante de partager une histoire, une expérience ou un problème que je souhaite aborder. Ces regards captivants facilitent une connexion avec le spectateur, allant au-delà de la simple esthétique pour véhiculer un message plus profond. C'est pourquoi je crée de cette manière.


    Peux-tu nous parler de ta méthode artistique, notamment de ta pratique consistant à mettre en scène des proches et parfois des modèles pour créer tes œuvres ? 

     

    Dans ma pratique artistique, j'essaie autant que possible de travailler avec des amis et parfois des modèles, en les mettant en scène pour capturer les émotions que je souhaite transmettre dans mes tableaux. Je les photographie ensuite et utilise ces images comme références pour mes peintures. Cette approche me permet d'établir un lien personnel avec les sujets de mes œuvres, ce qui facilite beaucoup le processus de création.

     

    Comment envisages-tu le rôle de l'art en tant que moyen pour sensibiliser aux questions de santé mentale et de remise en question des tabous et des stéréotypes qui y sont associés ? 

     

    Je suis convaincu que l'art joue un rôle essentiel dans ce domaine. De nombreux artistes ont utilisé leurs créations pour susciter des discussions et sensibiliser le public à des problèmes sociaux. L'art est une forme de communication puissante, parfois la seule voix dont nous disposons, et il est crucial de l'utiliser de manière réfléchie. Personnellement, j'ai souvent utilisé mon travail artistique pour aborder des sujets qui me tiennent à cœur et attirer l'attention sur les défis que je vois dans ma vie quotidienne. Je pense que cela est crucial car l'art ne doit pas seulement être esthétique, mais aussi porteur de sens et capable de provoquer des changements dans notre société.


    Penses-tu qu’exposer ces mêmes œuvres au Nigeria, où la communication sur ce sujet est limitée comme tu l'as mentionné, pourrait être bénéfique ? Crois-tu que cela pourrait stimuler un débat ou initier une conversation ? 

     

    Absolument. Je pense qu'il est crucial que ces œuvres soient exposées partout, que ce soit au Nigeria, en Europe, ou en Amérique. Les questions de santé mentale ne sont pas limitées à un seul endroit, elles sont universelles. Exposer ces œuvres au Nigeria serait particulièrement important, car cela pourrait encourager un dialogue nécessaire sur ce sujet dans la société nigériane. Cependant, je pense aussi que les réseaux sociaux ont joué un rôle important à cet égard. En partageant mon travail en ligne, je touche un public plus large, y compris de nombreux Nigérians, ce qui leur donne également accès à ces œuvres et à la conversation qu'elles suscitent.

     

    As-tu un message que tu souhaiterais faire passer ?

     

    J'aimerais simplement exprimer ma gratitude pour l'acceuil très positif sur ce travail. J'ai pu constater l'impact de cette conversation, notamment lors du vernissage de l'exposition, où les gens ont pu se livrer et où l'importance de discuter de la santé mentale a été mise en évidence. La création d'œuvres sur ce sujet délicat est essentielle : c'est le point de départ et le moteur pour aller de l'avant, et pour aider davantage de personnes à engager cette conversation plutôt que de l'éviter.