S’il ne cherche pas dans ses œuvres à construire une argumentation ou à véhiculer un message, le travail de Nasreddine Bennacer relève d’une forme de nécessité face aux évolutions du monde, un élan poétique contre l’adversité peut-être, une pulsion. Il cristallise également quelque chose de profondément intime, une quête identitaire dans un mouvement de balancier, une hybridité, et une révolte intérieure.
La galerie AFIKARIS accueille pour la première fois l’artiste franco-algérien Nasreddine Bennacer (Guelma, 1967). Arrivé en France en 1991, au début de la décennie noire, il développe depuis plus de vingt ans une pratique principalement tournée vers le dessin – dont il explore les différents matériaux, outils et procédés – tout en s’essayant à la photographie, à la vidéo et à la sculpture. S’il ne cherche pas dans ses œuvres à construire une argumentation ou à véhiculer un message, son travail relève d’une forme de nécessité face aux évolutions du monde, un élan poétique contre l’adversité peut-être, une pulsion. Il cristallise également quelque chose de profondément intime, une quête identitaire dans un mouvement de balancier, une hybridité, et une révolte intérieure.
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Au mur, des caractères berbères s’évanouissent sur un fond vaporeux (Sans titre, 2020-2023), au fil des tableaux disparaissent peu à peu, se fondent dans le brouillard comme dans l’ignorance s’estompe la mémoire. À travers cette série, on sent l’évocation du déficit mémoriel perçu dans la société algérienne, et au sein de la propre famille de l’artiste : bien qu’enfant d’une mère kabyle, cette histoire ne lui est pas transmise, et disparaît donc fatalement. Mais dans le même temps le marque de sa trace, intensément : le langage oublié s’évade par le courant, et se sédimente dans les profondeurs de la mer.
La mer sédimente les mémoires, les langues et les rêves oubliés. Elle est également cette frontière liquide qui relie et sépare, le mur et l’horizon. Dans Je respire sous l’eau (2019), l’écriture devient signes indéchiffrables. Elle évoque la dernière lettre d’un migrant syrien qui n’atteignit jamais le rivage, réveillant la mémoire de cet enfant tragiquement disparu. Il écrit :
« Merci, ô mer, qui nous a accueilli sans visa ni passeport, merci pour les poissons qui partageront ma chair sans me poser de questions [...] »
Emporté par les flots, l’enfant ne fait plus qu’un avec les poissons de la mer. Et les poissons de la mer ne font plus qu’un avec les naufragés du monde, et tourbillonnent comme une immense colonne, évoluant d’un seul corps pour échapper à la prédation. Dans Go With the Flow I (2017), le banc tournoyant incarne la pulsion vitale qui voit s’agréger les vies, les langues et les histoires. Ici encore, l’espoir et la violence, l’évasion et la sédimentation.
Au sol un reste de plage où s’échoue la mer dans l’écume des espérances. Sur son sable marche celui qui cherche (Je remonte la trace de mes pas, 2017). Comme on tente de retrouver sa trace sur la plage balayée par les vents et la marée. Comme on remonte les méandres d’une mémoire bousculée. Comme on parcourt le chemin, en quête d’une identité jamais figée. Comme on se met en route, dans le passé mais vers le futur – « Je suis les traces de mes pas dans l’espoir de trouver d’où je viens ».
À l’horizon, deux grands cercles sont suspendus entre terre et ciel, l’un éclipsant presque l’autre. Il s’agit de Manzil et Sarab (2023) – là encore une oscillation, entre deux mots et deux réalités, la maison et le mirage. Leur forme parfaitement circulaire peut renvoyer aux milliers de paraboles couvrant les toits d’Alger, auxquelles Nasreddine Bennacer a consacré une série d’œuvres nommée d’après l’un des surnoms de la ville : El Bahdja pour « la joyeuse ». L’artiste est longtemps revenu sur ces objets qui ont poussé sur la capitale comme autant de champignons au développement incontrôlé, la recouvrant presque toute entière. Il les a observés, photographiés et dessinés, fasciné par leur profonde ambiguïté : ces antennes censées ouvrir une porte sur le monde ferma les gens sur eux-mêmes et les isola dans leurs intérieurs. La maison et le mirage, ici encore. Et un souvenir de jeunesse, qui fixe un sentiment beaucoup plus profond, un questionnement, une confrontation avec la mémoire d’un passé révolu. C’est aussi cela, remonter la trace de ses pas.
On entre dans l’œuvre de Nasreddine Bennacer comme dans un journal intime. Une page après l’autre, on y lit ses recherches, ses réactions aux pulsations du monde, à l’histoire et à ses conséquences. Comme dans un journal, on n’y trouve ni démonstration ni explication, l’œuvre n’est pas didactique ni même métaphorique, elle n’articule pas mais murmure en signes et symboles, dans la fulgurance du dessin. Une recherche qui vient de l’intérieur, que le papier reçoit et développe à son tour.
Commissariat : Grégoire Prangé